LE SIEUR DE PRÉVILLE
Un MUST signé FRANCHET d’ESPÈREY1
Manifestement, Patrice Franchet d’Espèrey se donne pour mission de re-susciter l’intérêt de la gent de cheval pour un ouvrage paru en 1717, soit bien antérieurement à l’École de cavalerie (1729/1733) de La Guérinière, et dont le contenu apparaît comme notoirement prémonitoire. Son pari est incontestablement gagné, notamment grâce à la remise en forme moderne de la typographie et de l’écriture ainsi qu’à l’addition de très nombreuses notes explicatives, un peu inopportunément renvoyées en fin de livre et, de ce fait, quelque peu préjudiciables à la fluidité de la lecture du texte.
Alphonse Guérini de Préville s’inscrit dans la pleine tradition de ces écuyers ambulatoires qui, depuis la Renaissance et dans la foulée d’un Claudio Corte (entre bien d’autres), circulaient en Europe de cour en cour pour offrir leurs services de formateurs équestres aux possédants de grandes écuries ou de régiments de cavalerie constitués en vue de la guerre à cheval. Cet écuyer-là accumula son expérience grâce à la fréquentation de la plupart des manèges princiers du vieux continent. Au moment où il édite le fruit de sa réflexion d’homme de cheval accompli, il se trouve à Vienne, sous l’obédience du comte de Salm-Reifferscheidt, Grand Écuyer de l’impératrice douairière Amalia, veuve de l’empereur Josef Ier décédé en 1711.
Préville est un écuyer émérite. Il démontre une vision exhaustive « des perfections et des défauts » du cheval, ainsi que des conditions de « la manière de monter et de dresser les chevaux ». C’est tout naturellement qu’il divise son ouvrage en deux parties traitant successivement de la « science » de l’hippologie, puis de celle de l’emploi, le vocable science signifiant ici connaissance, savoir. Et, de fait, il se fait un devoir de ne relater que ce qu’il a appris sur le terrain de l’exécution, parlant d’expérience, sans avoir besoin de consulter ou de compiler ce qui fut écrit et soutenu avant lui ; en cela réside toute la force de ce document oublié :
« Je ne me règle sur aucun modèle et ne consulte que mes propres idées, tant pour me donner la satisfaction de voir à quoi peut me porter mon propre génie que pour ne rien faire contre l’aversion que j’ai toujours eue à me rendre le copiste d’autrui » (Préface, p. 23).
Cette indépendance de vue ne prive pas l’auteur de fixer avec une grande clarté et une non moins grande concision le but qu’il assigne au travail d’éducation d’un cheval :
« Le but qu’on envisage en dressant un cheval est de se rendre tellement maître de ses volontés et de ses mouvements que, par son obéissance à la main et aux talons, on le puisse manier à toutes sortes d’airs, à droite et à gauche ; droit de têtes, d’épaules et de croupe ; ou bien plié comme un arc ; en avant et en arrière ; de ferme à ferme, en croix et sur les voltes » (Ce que c’est qu’école, p. 193).
L’objectif étant ainsi formellement énoncé, il s’agit de déterminer le chemin le plus efficient pour le coiffer. Il passe naturellement par l’assimilation de toute la « substance » des connaissances, listée en 14 points concrets « en quoi consiste l’intelligence en matière de chevaux » (p. 30), et qu’un « bon homme de cheval » doit maîtriser pour envisager de devenir un « bel homme à cheval » : 4 « classes » sont envisagées, correspondant aux « degrés » de formation que le dresseur se propose de prodiguer au cheval pour en faire une monture accomplie :
« La première classe sert à apprivoiser et à dégourdir un jeune cheval quand il est encore tout farouche et tout brut.
« La deuxième le dresse au manège pour la guerre.
« La troisième regarde le manège double pour les occasions de tournois, de pompes et de cavalcades.
« La quatrième renferme les airs relevés et est un surcroît de l’art pour former un chef d’œuvre dans une école ».
En résumé, le sieur de Préville nous propose, dans l’air du classicisme propre au siècle de Louis XIV, son échelle de progression et les règles qu’il y assigne : débourrage, préparation en basse école, entraînement au spectacle, haute école.
Du travail au premier « degré », on retiendra l’importance primordiale de l’impulsion pour habituer l’animal à aller de l’avant : « elle est aussi nécessaire au cheval pour manier juste, que l’eau l’est à un moulin pour faire tourner les roues » (p. 211). Au fait, l’équitation ne serait-elle pas l’art de conduire le « combat » entre « l’ardeur du cheval d’un coté et son obéissance à la main » du cavalier de l’autre côté ? Mais ce « combat » serait mené sans effet de force : « Un cheval appréhensif (entendez : un cheval inquiet) demande de la douceur » (p. 213). L’objectif ici est principalement de délier les épaules du sujet, c’est-à-dire « de lui rendre l’avant-main léger, de lui faire jeter une partie du fardeau sur l’arrière-main et de l’aider à faire un beau mouvement de toutes les jointures » (p. 212), en escomptant comme résultat final qu’il « place mieux la tête, la porte plus haute et plus ferme et ne pèse pas à la main… » (p. 2 12). On croirait lire du Baucher ou du Faverot… In fine, il y a même cette incitation discrète à la décomposition des forces et du mouvement : descendre de cheval entre les reprises est une bonne habitude car elle « rafraîchit » le cheval, lui « renouvelle la mémoire », lui « donne de la bonne volonté » et lui « fait presque le même effet que de s’être reposé jusqu’au lendemain » (p. 217).
Au second degré de progression, le dresseur, tout en le préparant activement à l’emploi de cheval de guerre, va chercher à en faire « quelque chose de plus que l’ordinaire » :
« Pendant les premiers mois que le cheval a trotté pour se dénouer les épaules et s’accoutumer à aller de l’avant, on peut dire qu’il a travaillé de lui-même et sur lui- même. C’est ensuite au cavalier à travailler sur le cheval… » (p. 220).
On commencera par correctement placer la tête de la monture, ce qui suppose de la ramener toujours en dedans « pour le faire regarder du côté qu’il travaille » : on retrouve là le fameux pli que les classiques inculquent au cheval « pour bien se plier un jour d’encolure et d’épaules lorsqu’il viendra au manège double » (p. 221). Ensuite, on lui enseignera tous les airs et mouvements requis pour le champ de bataille. Notamment, il devra savoir reculer autant qu’il sera porté naturellement à aller de l’avant :
« En faisant souvent reculer un cheval, on le met dans la main, on le rend léger de l’avant-main et on lui ôte la roideur des hanches » (p. 222).
Ayant été fait pour la guerre, le cheval aura ainsi « passé par toutes les leçons du manège simple » : il aura appris à « trotter légèrement et avec un bon mouvement d’épaules proportionné à sa tournure ; galopera sur le bon pied, à droite et à gauche, la tête haute, ferme et bien placée ; regardera toujours son chemin ; changera de bonne grâce d’une main à l’autre ; sera prompt à partir de la main ; fournira vigoureusement une carrière ; soutiendra quelques demi-arrêts ; parera juste, sans précipitation ni grimaces ; reculera aisément ; sera obéissant à la main et aux châtiments ; travaillera également avec la seule bride comme avec le caveçon. Enfin, il passera partout et ne s’épouvantera de rien » (p. 219).
Après l’école de guerre, le cheval accède au manège double. Il y apprendra que « c’est le plus beau et tout le subtile de l’art de savoir ajuster le mouvement de la croupe avec celui des épaules ». Voilà que l’on se préoccupe d’affiner les assouplissements grâce à trois opérations fondamentales que sont « 1. Le plier ; 2. Lui faire entendre les talons et 3. Le mettre ensemble et sur les hanches en lui faisant lever le devant » (p. 242).
Deux moyens m’ont étonné dans cette troisième « classe ». Le premier concerne le ploiement : « Quand le cheval, dans les besoins de porter la croupe en dedans, a de la répugnance à se plier et à porter aussi la tête en dedans, on la ramène de coté jusqu’à la genouillère de la botte, lui donnant avec la rêne en longe de petites secousses de la main qui l’invitent à se plier tout à fait en dedans ». Le moyen ressemble à une flexion latérale outrée ; d’autant plus que, pour bien la réussir, on conduit le cheval le long de la muraille pour l’obliger à tourner son encolure, puis « on le fait rester ferme dans cette attitude pendant quelques moments » avant de lui rendre la liberté et de recommencer aussitôt à lui imposer la même contrainte. Cela semble préfigurer en matière de pli ce que sera plus tard, pour Baucher et ses partisans de la première manière, le ramener outré en matière de flexion directe.
Mon second sujet d’étonnement, mais qui n’est guère une véritable surprise, concerne l’évocation d’une contre-incurvation sur le cercle qui n’est encore que « volte renversée irrégulière » et semble constituer une application directe de ce qui précède, savoir la mise en dedans de la croupe et de la tête à la fois. À la page 22 de l’Art de monter à cheval, paru en 1740 (mais ayant largement circulé en Angleterre depuis une bonne dizaine d’années auparavant) sous la signature du baron d’Eisenberg, on trouvera une description judicieuse de « La volte renversée avec le cavesson » : « Il faut que le cavalier, en allant à droite, avance un peu son épaule gauche, tenant la gaule croisée, pour toucher délicatement sur l’épaule gauche, en cas que le cheval se brouille en trottant. Il faut aussi que sa jambe gauche, qui est celle de dehors, soit un peu plus près du cheval que la droite, pour faire aller la croupe, qui fait le grand tour dans cette leçon ». Eisenberg était un grand admirateur de William Cavendish, duc de Newcastle dont on connaît la passion pour cet exercice d’assouplissement annonciateur de l’épaule en dedans de La Guérinière. Préville n’apprécie cet exercice que modérément :
« On ne doit pas s’imaginer que, sous prétexte d’entretenir le cheval dans une facilité pour le manège de deux pistes, il n’y a qu’à l’occuper chaque jour uniquement de cet exercice. Si on suivait cette méthode, ce serait contribuer à l’inclination qu’il a peut- être déjà sans cela, de transgresser par le trop ou par le trop peu les bornes de l’obéissance qu’il doit à la main ou aux talons » (p. 312).
Dans une note judicieuse, Patrice Franchet d’Espèrey aura rappelé l’opposition jadis soulevée entre les positions d’Oliveira (l’épaule en-dedans est l’aspirine…) et de Bacharach, bien plus nuancé à l’égard de cette gymnastique en raison « du sérieux inconvénient qu’elle comporte de faire travailler le cheval dans le faux ploiement » : celui-ci est en effet incurvé dans le sens inverse à la direction : il regarde d’où il vient ! Mais René Bacharach soulignait bien que cet exercice était toutefois utilisable sans encourir cet inconvénient majeur : il suffisait de le pratiquer sur la volte pour le transformer en « exercice des deux bouts dedans » comme le suggérait Préville et en opposition avec l’évolution ultérieure introduite par La Guérinière (Réponses équestres, 1980, p. 78).
Parvenu au degré troisième de dressage, le cheval est réputé « achevé ». Le plus difficile est alors de le maintenir dans cet état.
Car « un cheval qu’on peut regarder comme dressé est à la veille de retourner fort au-dessous de ce qu’il a jamais été lorsqu’il vient à être négligé ou malmené par des gens inhabiles » (p. 311).
Au demeurant, « tant qu’un cheval est cheval, il y a toujours quelque chose à faire et à refaire sur sa conduite » (ibid.). Et Préville d’énoncer les 9 points qui tentent à prouver que le cheval est en parfait état de dressage. Attardons-nous sur le neuvième de ces points :
« Quand le tout s’exécute sans que le cheval se brouille ni se défende ; sans qu’il s’abandonne sur la main ni qu’il s’accule ; sans qu’il s’étrécisse, s’entable ou qu’il échappe de croupe ; sans qu’il retienne ses forces ; sans qu’il joue de la croupe ni qu’il tombe dans d’autres semblables manquements ; toujours sur les hanches et bien plié quant au manège de deux pistes ; de bonne volonté partout, et maniant aussi juste avec la bride seule que conjointement avec le caveçon » (p. 314).
Reste à peaufiner le cheval grâce à la quatrième classe ! Dans la mesure où il a de la disposition pour ces airs, il va y compléter son apprentissage des airs relevés qu’il n’a pas acquis pendant la troisième classe, savoir les croupades, les ballottades et les caprioles. Ceci est équitation supérieure, hors du commun, et transforme le cheval parfaitement « achevé » en créateur de « chef d’œuvre » d’art équestre.
Le livre de Préville, qui est un vrai traité d’équitation classique, aurait pu s’arrêter là. Mais l’auteur a voulu, de propos délibéré, régler, sinon réglementer, les principaux aspects de la déontologie du cavalier en ajoutant des considérations sur les « Devoirs particuliers du cavalier » :
« Le cavalier, en montant un cheval, doit observer sur sa personne plusieurs choses qu’on peut renfermer dans deux principales. La première regarde la posture noble et aisée qu’il doit avoir pour mériter le nom de bel homme de cheval. La seconde regarde le jugement et la présence d’esprit qu’il doit marquer partout, mais particulièrement par la juste application de ses aides, dont il puisse aussi s’attirer la réputation de n’être pas moins bon homme de cheval que bel homme de cheval (selon les qualifications introduites jadis dans les usages de l’école française d’équitation par Antoine de Pluvinel) … Toutes ces nombreuses parties du bel et du bon homme de cheval, représentées dans leur ordre, forment un plan général de la cavallerie, dans lequel les habiles gens en cette science auront la satisfaction de reconnaître une vive peinture de leur savoir-faire. Tandis que les ignorants, peut-être touchés de la honte de n’y entendre que très peu de chose, prendront de là assez d’émulation pour se rendre aussi un jour digne de porter ce glorieux titre de brave homme de cheval » (p. 342).
La vraie conclusion de ce livre est sans nul doute dans ces dernières phrases.
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J’ai eu personnellement grand plaisir à lire cet ouvrage redécouvert et dont je rappelle qu’il précède, dans son édition originale de 1717, la parution de l’École de cavalerie de La Guérinière. Le travail d’Alphonse Guérini de Préville plaît par son étonnante modernité. La contribution de la Maison Belin doit être salué également : la présentation de l’ouvrage est agréable aux yeux et son prix est loin d’être prohibitif.
©Bernard Mathié, Mai 2018
1 Patrice Franchet d’Espèrey : Le sieur de Préville. La science d’un écuyer visionnaire. Paris, Belin, avril 2018 ; 416 pages. ― ISSN 2495-6848 ― ISBN 978-2-7011-5934-8. L’édition brochée est disponible au prix de 35 €.